Inside out ou le toit sous les étoiles, nouvelle
Inside out ou le toit sous les étoiles
par Sylvie Malevergne
Le matin se lève une fois encore sur la pauvreté que traîne cet homme qui a l’air d’un ours errant, vêtu d’un imperméable caché de son gros manteau d’hiver. Un sac à dos pour seule valise, il tire une promenette chargée d’un vrac d’affaires qu’il n’avait pas pu abandonner, le grand soir de son départ pour cette vie nomade.
Après cinq ans de chômage pendant lesquels il avait grignoté ses économies jusqu’à crever son bas de laine pour subvenir aux besoins de sa petite famille, il vit partir sa femme et ses deux petites filles. Pour un ailleurs inconnu .Après trois ans de vie solitaire, il n’avait plus vu l’intérêt de continuer à rentrer chez lui, le soir seul jusqu’au matin seul, toujours seul jusqu’au coucher du soleil suivant et cela sans arrêt. Etre à l’arrêt était devenu sa vie. Sa femme n’avait demandée aucune pension mais ne voulait plus rien savoir.
La pluie, le soleil, le vent, la grêle, la neige scandaient son existence à ciel ouvert. Marcher toujours marcher, peu dormir et prendre ces moments de chaleur retrouvée dans les couloirs du métro ou près des boulangeries et restaurants comme des cadeaux bénis. Il pense et repense à ses enfants, profonde déchirure qui saignait moins à la rencontre muette d’enfants inconnus, dans la rue.
Un jour m’a-t-il raconté : une petite fille lui avait donné sa poupée de chiffons qu’il gardait précieusement et qu’il aurait voulu montrer à son ex-épouse comme le symbole d’une dignité retrouvée. Seulement, il avait changé physiquement. Son visage s’était buriné, à vivre constamment dehors, le gros rouge réchauffant ses joues, il sentait fort et était barbu juste un peu moins que le père Noël. Oui, il me l’a raconté car un petit matin, sans le voir, je me pris les pieds dans ses jambes. Ainsi, j’avais manqué de tomber sur lui. Les yeux bien ouverts, je l’ai reconnu, mon voisin, programmeur informatique, qui avait disparu un soir, d’une certaine année, d’une certaine semaine que le temps de l’oubli avait retiré de mes préoccupations. Locataire, il m’avait confié qu’il avait confiance, qu’il retrouverait rapidement un travail étant donné sa clairvoyance et son talent de programmeur et deviendrait propriétaire comme il avait promis à sa femme. Le voyant dans cet état, je fus foudroyée au cœur. Il était là dénudé, sans armure et sans avenir sur ce bout de trottoir. Aussi, je lui dis un idiot : Mais, vous êtes mon voisin ! je vous invite à prendre un café avec moi, j’arriverai en retard au travail. Peu importe ! Venez ! Je lui tendis ma main pour l’aider à se lever de ce bout de trottoir lavé par une pluie diluvienne. J’entendis un timide d’accord et un gêné : Pardon, je pus ». Je lui répondis un insuffisant : je ne m’en suis pas rendu compte ! Voilà un café ! Et là, ou avais je la tête ? Juste le temps d »échanger quelques phrases et le serveur nous dit clairement qu’il ne pouvait nous servir parce que vous comprenez, monsieur… ! Alors, on se releva. Il me dit dans un râle bronchiteux qu’il valait mieux qu’il se perde, que cette malchance serait contagieuse. Que faire ? Et, ce genre de situations existe encore à l’époque où les restaus du cœur sont omniprésents et inversent la courbe des indifférents. Donc, que faire ? L’idée de lui offrir un sandwich et un dessert me vient à l’esprit. Alors, je lui glissais un maladroit : Attendez, je vais vous acheter quelque chose à manger, restez ici, je reviens !
En toute hâte, j’ai foncé dans la boulangerie la plus proche et pris une formule : sandwich, dessert, boisson. Dans l’ignorance de ses gouts, je pris un sandwich au poulet et aux crudités. Heureuse de pouvoir lui donner un coup de main, je me dépêchai de le retrouver. Et, là même si j’y avais pensé, je ne me doutais pas qu’il s’en irait sans m’attendre. Je ressentie un vide immense.. Je le cherchais des yeux. Nulle part. Savoir enfin l’histoire de cette tragédie muette, de ce départ inexplicable et si peu remarqué, en être bouleversée, en avoir les bras, les mains coupées par la broyeuse implacable d’un abandon total et sans retour me figea immobile un moment. Abandonné, il s’abandonne à n’être qu’une ombre de lui-même. ? Les yeux gorgés de larmes, j’aurais voulu crié un ridicule : Arrêtez, arrêtez tout ce que vous faîtes et aidez-moi à le retrouver. Mais le silence a recouvert de pluie nos intenses retrouvailles sans lendemain. Plusieurs fois, dans les mois et dans les mois suivants, je menai une enquête. Course à perdre haleine, à bout de souffle car l’indifférence serait criminelle. Frapper à des portes closes, ne sommes-nous pas tous à marcher sur le fil d’une vie oscillant entre la réussite et l’échec, funambules mi-groguis , mi- réveillés ,mi- vaccinés et pourtant toujours les yeux ouverts. Nous marchons vers nos lendemains de toutes les façons. Nous marchons avec des ornières par moments mais le plus souvent avec des yeux inaptes à nous mentir. C’est être adulte, je crois. Vivre nos rêves et circonscrire nos échecs, nos déceptions dans un tiroir de notre mémoire dont on doit perdre la clef. Les larmes et mêlées à ce sentiment d’impuissance ne me ramenèrent pas mon voisin. Son ex-compagne se cacha derrière sa porte de silence et moi j’eus des bleus à l’âme qui ‘attendaient peut-être...