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* CHEMIN SCABREUX

 "Le chemin est un peu scabreux

    quoiqu'il paraisse assez beau" 

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Publié par VERICUETOS

 

Une étoile noire : Muddy Waters

par Calle Merono

 

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C’était une soirée d’été à Stockholm 1977. Une de ces nuits de juillet où le soleil ne se couche que très tard dans le Nord.  Comme tous les jeunes dans cette ville, je trainais dans le centre-ville, en profitant de la lumière, sans la hâte de rentrer à la maison, ceci malgré que maman m’aurait grondé plus tard. Dans mon cas, il faut dire que j’étais  plutôt un jeune errant. J’avais 15 ans et étais en quête de quelque chose, sans vraiment savoir ce que je cherchais. Je visitais des expositions, des librairies avant-gardistes et des music-cafés.


Mais ce soir là, j‘avais un but précis. Il y avait déjà quelques temps, j’avais demandé par curiosité à écouter un disque d’une compilation de blues électrique, ceci dans la salle-auditorium de la bibliothèque municipale. Quand j’entendis la voix de Muddy Waters dans le casque, c’était comme si quelque chose vibrait en moi. Il avait quelque chose d’authentique que je sentais mais ne pouvais pas comprendre. Lorsque j’ai vu sur une affiche que Muddy Waters était un des principaux invités au Festival annuel du Jazz & Blues de Stockholm, je me suis juré, dans mon for intérieur, d’aller le voir. Je n’avais ni l’argent pour y entrer, ni d’adulte pour m’accompagner car j’avais quinze ans mais je n’allais pas me décourager pour autant. Le festival était situé dans une aire libre, sur une île avec plein des possibilités pour pouvoir s’y infiltrer.  Mon meilleur copain - que j’ai essayé de dissuader à plusieurs reprises - ne voulait pas m’accompagner. C’était un « non » catégorique, Il ne voulait pas se risquer de se faire prendre par les gardiens de sécurité, juste pour voir un vieux pépère noir qui n’avait rien de glamour, c’était un prix d’amitié trop cher à payer.


« Peux-tu faire un effort pour être comme les autres? »  me disait-il avant de se diriger vers la station métro la plus proche pour rentrer chez lui.  Mais moi, je ne pouvais pas le faire. Je devais me rendre au concert de Muddy Waters, seul, s'il le fallait; même si je devais partager cette soirée avec mon ombre, je le ferai. Alors, encouragé plus que jamais par une force intérieure, j’ai traversé l’enceinte du festival en escaladant une petite maison et en passant sur le toit. Ensuite je me suis agrippé à un arbre comme un singe et je suis descendu en glissant sur le tronc. Le public, pour la plupart des quinquagénaires, des cadres moyens, me regardaient tantôt curieux, tantôt en faisant la gueule. Mais personne ne m’a dit un seul mot. J’ai opté pour la discrétion la plus totale et je me suis presque caché dans un coin, prêt à endurer la torture d’improvisations de plusieurs groupes de jazz en attendant l’apparition de Muddy. 


Le public arrivait et commençait à changer. Des rockers, des motards et des baba-cools se mélangeaient. L’atmosphère s’électrifiait. Et voilà. De loin je pouvais apercevoir la silhouette boitante du vieux Muddy Waters sur la scène. L’Audience hurlait. Il ne s’était pas encore rétablit d’un accident de voiture et était obligé de passer la soirée assis sur une chaise, avec sa guitare.  Mais sa voix était plus forte que jamais. Sa voix était plus noire que noir. Aigu comme une plaie ouverte. Grave comme la vie qu’il avait vécue…


McKinley Morganfield était né dans une cabane sans électricité et sans eau courante, à coté d’une plantation de coton dans le delta de Mississipi en 1913. Sa mère mourut quand il avait trois ans et ce fut sa grand-mère, Della Grant, qui s’était occupé de lui. C’était depuis son enfance qu’il avait déjà reçu son futur nom d’artiste, Muddy Waters (eau boueuse) par son entourage. Faute de mieux, il construisait sa propre guitare quand il était petit. Une boite faite en  bois avec un bâton et des cordes.


Le son était épouvantable, mais c’était comme cela que l’on apprenait à jouer de la guitare, disait-il plus tard. Il lui a fallu attendre l’âge de 17 ans avant qu’il puisse acheter sa propre guitare en vendant le vieux cheval de sa grand-mère. Après lui avoir rendu son dû,  il put s’approprier une acoustique de la marque Stella pour 2.50 dollars. Quand il ne travaillait pas 15 heures par jour, pendant la récolte du coton saisonnier, il piégeait des animaux à fourrure, distillait du whiskey clandestin et jouait de la guitare dans des soi-disant « juke-joints », des établissements ou l’on pouvait danser, boire du whiskey clandestin et écouter la musique du jukebox.  Hors saison, lui et ses amis musiciens se déplacaient de ville en ville dans le delta, en voyageant clandestinement dans des trains de fret. Muddy  vivait partiellement sa vie comme un « rollin’ stone », un vagabond qui dormait à la belle étoile avec sa guitare, et avec des sans logis, les « hoboes » comme compagnie. En ce temps-là, après 1941, les villes dans le Nord comme Chicago commençaient à demander de la main d’œuvre dans l’industrie. Beaucoup de noirs dans le Sud avaient déjà commencé à prendre la légendaire Route 66 vers Chicago pour chercher du travail dans les usines, dont son ami, Robert Nighthawk, qui était bien arrivé, et qui  avait déjà gravé son premier disque. Muddy en avait aussi envie, mais il ne voulait pas abandonner sa grand-mère qu’il aimait tendrement. Mais une raison beaucoup plus profonde le rongeait, ce fut son manque de confiance en lui. Il ne pouvait pas s’imaginer comme un artiste professionnel. Muddy était un illettré qui savait à peine écrire son nom.


Muddy Waters allait avoir rendez-vous avec son destin.  L’ethno-musicologue Alan Lomax, qui venait d’arriver dans le delta en 1941, sous le mandat de la Bibliothèque du Congrès (de facto la Bibliothèque Nationale des Etats-Unis) pour graver des chansons authentiques issues des noirs qui travaillaient dans les plantations, dans le delta du Mississippi. Il avait déjà fait un travail remarquable, avec son autocar,  équipé d’un studio de disques ambulant, en collectant de la musique des différents groupes ethniques et sociaux. Chansons des cowboys, des péquenots, des hispaniques (dont les Téjanos au Texas), des prisonniers et des saisonniers. Leur première rencontre virait au burlesque. Quand Muddy entendait qu’un blanc d’une institution fédéral le cherchait, il croyait que c’était les inspecteurs des impôts qui voulaient en savoir plus sur ses distillations illégales. Il avait peur et courrait se cacher dans  la forêt.


Ce fut après de longues négociations que Lomax put convaincre Muddy de graver deux chansons. Lorsqu’il entendit sa propre voix sur un disque 78 tours, il a vite compris qu’il était bien meilleur que n’importe quel « bluesman ». Il était au dessus de la moyenne comme artiste.


- « Je peux le faire, je peux le faire », criait-il quand il écoutait son disque. En 1943, après avoir reçu la bénédiction de sa grand-mère, il emprunta un costume d’un copain et prit le train vers Chicago.

Dans cette ville industrielle et babylonique, très dynamique et qui cherchait de la main d’oeuvre désespéramment, Muddy y travaillait dans une usine, il conduisait un camion dans la journée et il y jouait dans un groupe musical dans des soirées dansantes nocturnes. Chicago était encore une ville de jazz et Muddy n’y trouvait pas de contrats intéressants. Les boites de nuit où il travaillait avaient une mauvaise réputation, il y avait des bagarres et plusieurs armes à feu y circulaient. Son oncle, Joe Morganfield lui acheta sa première guitare électrique, mais il continua à jouer dans une ambiance où la cacophonie à travers le brouhaha se mélangeaient avec les bagarres et les règlements de comptes. Deux frères blancs, Phil et Leonard Chess, ayant un goût pour la musique noire « interdite », avaient acheté un studio de disques que portera plus tard le nom « Chess Records ». La rumeur s’est alors répandue très vite, ils faisaient une audition avec n’importe quel inconnu, ils étaient en quête de talents, avec une promesse : avoir un contrat exclusif.


En 1948, Muddy eut son premier succès commercial de disque avec les frères  Chess. Ce furent eux,  qui après  lui avoir fait signer son premier contrat, l’ont amené à à travailler en collaboration avec le bassiste Willie Dixon, qui allait écrire plusieurs de ses plus grands succès comme « Hoochie coochie man » (repris par Jimi Hendrix), « I’m ready » et « Make love to you ». Les frères Chess allaient décrocher d’autres étoiles comme Chuck Berry et Bo Diddley. Mais les artistes noirs  avaient tous le tort d’être noirs. Malgré leur popularité, ils ne pouvaient pas rassembler un large public blanc, à part Chuck Berry, à cause de la ségrégation existante. Malgré cela, beaucoup des jeunes blancs étaient déjà frustrés parce qu’ils n’avaient que des chanteurs sirupeux à écouter à la radio. Quelques uns d’entre eux commençaient à explorer d’autres stations de radio pour trouver une musique plus rythmique. Ainsi ils sont tombés sur des stations noires, l’un d’entre eux fut Elvis Aaron Presley. Le public blanc n’était pas prêt à recevoir un artiste noir en général, mais le promoteur Sam Phillips de « Sun Records » avait dit, - « Donne moi un blanc qui peut chanter comme un noir, et je ferais de lui une superstar ». Elvis Presley, issu d’une famille blanche pauvre, qui fréquentait depuis longtemps les juke-joints noirs (en secret) à Memphis, Tennessee, était un camionneur (comme jadis Muddy) qui chantait plutôt en gospel blanc et country, mais en secret préférait le blues noir. Et il s’entrainait dedans, pour pouvoir chanter comme les noirs. Il allait déclencher une hystérie incroyable avec son premier tube « That’s allright Mama » 1953, produit par le même Sam Phillips (une chanson du bluesman noir, Arthur Cudrup sortie en 1946). Elvis Presley allait briguer sa carrière avec des tubes des artistes noirs, admettant à peine leurs origines. On ne pouvait pas appeler cette musique chanté par des artistes blancs du blues, parce que cela faisait références aux noirs. L’industrie de la musique l’appelait « Rock n’Roll » sans même remarquer que le mot faisait à l’origine référence aux ébats sexuels dans l’argot des noirs.

 

Soit littéralement « trembler et rouler » (faire écraser le lit). Et c’est ainsi que Muddy Waters resta un artiste inconnu pour le grand public blanc.  En1958, Il partit pour une grande tournée en Grande-Bretagne, il fut surpris et stupéfait par l’accueil qu’il reçut. Des jeunes anglais qui ne savaient rien de la ségrégation ou du racisme furent complètement déchainés lors de concerts de Muddy Waters. Les disques de Chess Records entre autres commençaient à s’exporter en Angleterre.  Keith Richard et Mick Jagger, dans le future group « The Rolling Stones » furent parmi les premiers consommateurs. Le nom de groupe fut en quelque sorte un hommage au succès « Rollin’ Stone » de Muddy Waters. Des artistes noirs comme lui, Bo Diddley, Howlin’ Wolf allaient inspirer des groupes anglais comme -outre les Rolling Stones- The Animals, The Who’s et ensuite des groupes de hard rock tels que Led Zeppelin entre autres. La façon dont Muddy Waters jouait de la guitare inspira des futurs guitare-héros comme Jimi Hendrix, Robert Plant (du groupe Led Zeppelin) et Rory Gallagher, qui étaient des virtuoses d’improvisations des riffs durs de blues. Sans jamais avoir son heure de gloire, Muddy Waters allait pourtant être reconnu par des grands artistes de rock au niveau mondial.


Ce soir à Stockholm, ce fut sa dernière chanson au concert, acclamé en Da capo, « I got my mojo working ». J’avais vu un de ses derniers concerts avec son dernier groupe d’ accompagnateurs. Sans que je le sache, il était déjà atteint d’un cancer et il ne lui restait pas beaucoup de temps à vivre. Mais je n’étais pas conscient de tout cela. J’ai assisté à un concert qui m’a donné une infusion de jeunesse par un vieux pépère. Il était déjà au-delà de minuit passé quand le concert s’est terminé. Le métro venait de fermer, il m’a donc fallu rentrer à pied. Maman allait me tuer. Mais cela valait la peine. Sans doute.

                                                                                                                                   Calle Merono

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