Garcilaso de la Vega et son temps
Le livre dont nous fêtons aujourd’hui le quatrième centenaire de sa parution, « Los Comentarios reales de los Incas », a ceci de remarquable qu’il est, depuis la date de sa parution en 1609, au cœur des débats, qu’ils soient politiques, sociaux ou culturels. Classique quant à sa prose limpide, forgée dans le Siècle d’Or de la littérature espagnole, son contenu intéresse toujours l’actualité, quelle qu’en soit l’époque. Car Garcilaso a réussi un pari impossible, celui de transformer un peuple américain incarnant une altérité absolue, en un modèle politique, nourrissant ainsi les projets utopiques ou les traités européens sur le bon gouvernement. Sous sa plume, et pour paraphraser Claude Lévi-Strauss, les Incas sont « bons à penser » : la légitimité des seigneurs naturels, le transfert de l’Empire, le millénarisme des Indiens mais aussi des Britanniques comme Walter Raleigh, le gouvernement idéal des républiques américaines après l’indépendance, la redistribution équitable, le socialisme, voire le communisme, l’Etat-providence, le métissage comme idéologie d’intégration nationale, et j’en passe.
L’auteur des « Comentarios reales de los Incas » est un métis de la première heure, puisqu’il naît à Cuzco en 1539, d’une mère Inca appartenant à la descendance de Tupac Inca Yupanqui, et d’un père espagnol, le capitaine Garcilaso de la Vega, apparenté aux maisons des ducs de Feria, des Zafra, des Lasso de la Vega, des Vargas, des lignages qui ont donné des poètes illustres comme Jorge Manrique ou son homonyme Garcilaso de la Vega, le rénovateur de la poésie castillane au XVI e siècle. Notre auteur passe à Cuzco les vingt premières années de sa vie, marquées par les turbulences des guerres civiles entre les Espagnols et les tourments de sa vie personnelle, puisque le capitaine se sépare de sa concubine péruvienne et épouse légitimement doña Luisa Martel, une Espagnole née à Panama. A la mort de son père, survenue un peu plus tard, notre héros, qui porte le nom de Gómez Suárez de Figueroa, quitte son Pérou natal, au moment même où le Licenciado Polo de Ondegardo expose les momies des souverains, qu’il a réussi à débusquer. Cette assemblée spectrale à laquelle Polo de Ondegardo convie le jeune métis, reste gravée à jamais dans sa mémoire, dernière image forte et crépusculaire des Incas, avant son départ pour l’Espagne, à la fin de l’année 1559, où il vivra jusqu’à sa mort, en 1616.
Ce n’est pas le lieu ici de revenir sur les vicissitudes de cette enfance et de cette jeunesse cusquéniennes, qu’il a lui-même racontées dans la seconde partie des « Comentarios ». En revanche, il est licite de se demander dans quelle mesure ces années formatrices pour tout être humain, contiennent déjà les germes de ce livre (et je dirais de son œuvre). Ce que voit cet enfant, terré dans la maison paternelle, paralysée par la peur d’être tué par les ennemis du capitaine, qui est compromis dans la lutte des factions (les encomenderos se sont rebellés contre les ordonnances de la Couronne d’Espagne et cherchent à faire sécession, c’est une affaire très grave), il a disparu, il a peut-être été tué à son tour, c’est l’effondrement de son monde, qui est celui que les conquistadores et les membres des élites cusquéniennes s’efforçaient de bâtir, afin de surmonter le désastre de la destruction du Tahuantinsuyo, commencé à la mort de Huayna Capac, et dont le point d’orgue sera la Conquête espagnole.
Dans ce monde d’alliances entre encomenderos et kurakas, surgi des décombres de l’ancien Empire, les métis avaient leur place, puisqu’ils étaient l’incarnation vivante de la nouvelle société, des « hommes nouveaux », si je peux me permettre d’utiliser une formule moderne et passablement galvaudée. Mais avec la fin des guerres civiles, l’exécution des principaux rebelles et la normalisation de la situation entreprise par la Couronne en la personne du pacificateur La Gasca et parachevée dans les années 1570 par le vice-roi Toledo, le rêve d’une société mixte s’évanouit et les métis ne sont plus les représentants d’une ère nouvelle mais les rejetons méprisés et inclassables, des trouble-fête, « gente que andando el tiempo ha de ser muy peligrosa y muy perniciosa en esta tierra, que hasta ahora, como no habían crecido, no se hacía cuenta de ellos y ahora están ya hechos hombres y vanse haciendo cada hora », selon les paroles du Licencié García de Castro, président de la Audiencia de Lima, dans une lettre qu’il adresse au Consejo de Indias en 1565.
Gómez Suárez quitte donc son Pérou natal dans une situation de détresse profonde : son père, qu’il adorait, est mort ; sa mère est partie dans un autre foyer, mariée à l’Espagnol Pedroche, et ses illusions ont été définitivement enterrées. Une seule idée, fixe, semble guider ses pas : réhabiliter auprès de la Cour, réunie à Madrid, la mémoire de son père, accusé de félonie (en tant qu’ami du rebelle Gonzalo Pizarro) et obtenir la pension qui devrait lui revenir en tant que son fils du capitaine, pour les services que le capitaine avait rendus à la Couronne lors de la conquête du Pérou. Ces démarches n’aboutiront jamais.
Débouté, il part à Montilla, habiter chez son oncle don Alonso de Vargas qui l’adopte. Il ne s’appelle plus Gómez Suárez mais prend le nom du père défunt, Garcilaso de la Vega, assumant ainsi une identité mal vue par les autorités, reportant sur lui la défiance officielle à l’égard du conquistador, se plaçant sans ambigüité dans le camp des perdants. Cette identification est renforcée lorsqu’il acquiert le grade de « capitaine » après sa participation dans la campagne contre les Morisques des Alpujarras, en 1570.
Et c’est ainsi, depuis ce lieu « de pauvreté et de solitude », comme il appelle Montilla, que va prendre corps son projet fou de faire revivre par la magie de la littérature, l’utopie perdue du Pérou et de son enfance. Pour parvenir à ce but – écrire une Histoire du Pérou en deux volets, le premier sur les Incas et le second, sur le rêve brisé d’une société métisse – Garcilaso n’emprunte pas la voie la plus courte. Il veut tout d’abord perfectionner sa plume, la rendre aussi claire que celle des écrivains espagnols (« con palabras llanas », comme dit Cervantes dans le Quichotte), et montrer ainsi qu’un Péruvien peut briller dans les lettres. Il lui faut aussi convaincre, pour effacer la mauvaise image des Incas, présentés comme des païens par les chroniques, dont celle de López de Gómara, qu’il déteste, et contrer Sarmiento de Gamboa, le chroniqueur du vice-roi Toledo, qui qualifie de « tyrannie » le gouvernement des Incas. Il se sent investi d’une mission à la fois personnelle et politique. Cette flamme ne l’abandonnera jamais.
Pour réussir dans cette entreprise, il décide de s’atteler à la traduction des « Dialoghi d’Amore » de Léon l’Hébreu, nom d’emprunt de Juda Abravanel, un Juif ibérique, médecin et poète à ses heures, expulsé en 1492 d’abord au Portugal, puis en Italie où il meurt dans les années 1520. Ambition qui paraît démesurée étant donné le faible bagage culturel qu’il a reçu à Cuzco, mais qu’il a certainement enrichi dans la bibliothèque de ses parents, les marquis de Priego à Montilla.
Les « Dialoghi d’Amore » avaient été écrits en toscan. Cet ouvrage, qui faisait la synthèse entre le néo-platonisme de la Renaissance et la kabbale juive, et qui était à l’index de l’Inquisition, avait déjà été traduit en 1568 par Guedaliah ibn Yayha, fils d’un juif portugais établi à Venise, puis, en 1582, par Carlos Montesa. Pourquoi, alors, tenter une nouvelle traduction ? Sans doute il faut faire crédit à ses propos, et y voir, dans ce travail, la manière de perfectionner sa prose. Il y a aussi, très certainement, la volonté de s’imprégner d’un texte, de comprendre les spéculations philosophiques néo-platoniciennes ainsi que les bases de la kabbale, de l’incorporer et de l’adopter. Et en effet Garcilaso a fait sien le texte de Léon, comme le montrent les annotations pertinentes griffonnées sur les marges pour commenter certains passages. On ne peut pas exclure non plus une identification avec cet homme, à la fois brillant et exclu, issu d’un peuple séminal, le peuple de l’Ancien Testament, qui a été déchu, expulsé, poursuivi et ostracisé. Comment ne pas être frappé par le parallélisme avec les Incas ? Quoi qu’il en soit, la traduction qu’il livre enfin à la presse en 1590, est, de l’avis des spécialistes israéliens, la meilleure qui a été faite en langue étrangère.
L’impact sur Garcilaso de cette plongée dans l’univers de Léon l’Hébreu est énorme. Imitant l’auteur des Dialogues, qui signe son traité d’un nom métis composé de Léon (version chrétienne de Juda) et de l’Hébreu, pour marquer ses origines, Garcilaso ajoute à son nom l’épithète de « el Inca ». Comme le philosophe Juif qui écrit en toscan, abandonnant sa langue hébraïque maternelle avec laquelle il composait ses poèmes, Garcilaso « pense » en quechua et se traduit lui-même en espagnol, langue universelle avec laquelle il peut toucher un public large. Comme Léon encore, il rédige son ouvrage loin de sa patrie, en exil.
Mais en quoi les élucubrations d’un rabbin concernent les Incas ? Léon n’est d’ailleurs pas le seul auteur juif qui inspire notre Péruvien. Dans sa bibliothèque, dont José Durand a établi l’inventaire, figurait en bonne place les « Antiquités juives » de Flavius-Josèphe, précédées de « La guerre des Juifs ». Ces textes furent écrits à Rome en l’an 93 par Josèphe, fils de Mathias, juif de Jérusalem passé au côté des Romains sous le nom latin de Titus Flavius, qui explique (et on croirait entendre notre Inca) qu’il a écrit son livre « en traduisant en grec l’œuvre que j’avais d’abord composée dans ma langue maternelle » (l’araméen). Et il déclare un peu plus loin : « Il faut certes mépriser des maîtres qui vous sont inférieurs, mais pas ceux à qui l’univers est soumis car, quelle contrée avait échappé aux Romains si ce n’est que celles que la chaleur ou le froid rendent sans intérêt ? ». Seize siècles plus tard, la renommée de l’Espagne justifiait le rêve de métissage conçu par Garcilaso. D’autres auteurs conversos figuraient aussi parmi ses références.
En fait les « Dialogues » de Léon l’Hébreu ont aidé Garcilaso à repenser son propre passé au moyen de catégories universelles. Si la philosophie de Platon pouvait s’accorder avec l’Ancien Testament, il était donc possible de rapprocher de façon harmonieuse le paganisme des Incas et le christianisme. Platon, d’après Léon l’Hébreu, avait reçu en Egypte des enseignements mosaïques. Huayna Capac, d’après Garcilaso, avait eu la préfiguration de la conquête et les Incas avaient cotoyé le monothéisme, incarné dans la figure de Pachacamac. Le culte solaire des Incas n’était-il pas un reflet « antarctique » du soleil platonicien, simulacre de la Divinité ?
Dans le système philosophique de Léon, l’amour comme moteur divin de la création et comme lien entre les hommes, facilite la synthèse des contraires ; au Pérou, l’amour comme idéal, aurait pu concilier les différences, et dans le passé, selon Garcilaso, les Incas avaient conquis les peuples des Cordillères « con amor ». Les mythes péruviens, n’étaient pas l’expression de l’idolâtrie mais des allégories et Léon l’Hébreu lui-même, issu du plus monothéiste des peuples, considérait les récits fabuleux comme un moyen indispensable pour les hommes de se rapprocher de la Divinité et de comprendre ses mystères. Enfin, l’importance du Soleil dans la philosophie platonicienne, simulacre visible de la Divinité, qui est en soi inconcevable, donnait au culte solaire des Incas une tout autre dimension, replaçant ce peuple dans une théologie universelle.
C’est ainsi que les Incas, sous la plume inspirée de Garcilaso de la Vega, deviennent un peuple élu, chargé d’une mission civilisatrice. Manco Capac est un nouveau Moïse. Le Temple du Soleil, auquel notre auteur dédie deux longs chapitres, est une réplique du Temple de Salomon décrit dans le livre des Rois ; les tabernacles sont ici, à Cuzco, de pierre, et l’Inca s’asseoit sous ces tentes minérales. Cuzco est le point central d’où divergent les quatre fleuves du paradis, qui sont pour lui le Magdalena, l’Amazone, le Marañón et le Rio de la Plata, et, par conséquent, une nouvelle Jérusalem. Les Incas de Garcilaso ont une relation intime avec la Torah. D’ailleurs les Commentaires sont dédiés au « prince des prophètes », c’est-à-dire Moïse ; citant la Vulgate, il écrit que le ciel recouvre le monde comme une peau, insistant sur son unité. Ajoutons en passant que cette métaphore de l’univers comme un corps animal a été longuement développée par Maïmonide dans le « Guide des égarés » et Léon l’Hébreu la cite à son tour. La grille platonicienne et hébraïque l’aide à repenser le monde singulier de ses parents maternels dans un langage universel et solaire.
Garcilaso revendique la parole vraie. Ce qu’il écrit, dit-il à plusieurs reprises, il l’a sucé dans le lait maternel, « lo mamé en la leche ». Il s’agit d’une expression courante au XVIe siècle qui s’applique généralement aux conversos, qui ont têté dans le sein de leur mère la religion judaïque (et qu’ils ne l’ont pas oubliée). En affirmant cela, Garcilaso assume « las fábulas y las verdades » de ses ancêtres et se place décidément dans une appartenance ambiguë à la religion chrétienne.
Garcilaso pousse plus loin sa quête d’universalité, puisant dans son entourage espagnol, des clés générales pour interpréter le passé. Contrairement à ce qu’il affirme, Montilla n’est pas un lieu isolé et l’Inca s’insère aisément dans des réseaux sociaux – comme le montrent ses fréquents parrainages de nouveau-nés – mais aussi dans les réseaux intellectuels, ceux des jésuites et aussi ceux des antiquaires andalous, qui cherchent à construire une histoire de la péninsule ibérique à travers les vestiges archéologiques des anciennes civilisations : stèles romaines, pierres tombales juives ou musulmanes, fondations de palais, bref, tout ce que l’histoire a laissé comme traces. Ces antiquaires, dont le plus éminent est Ambrosio de Morales, l’initient à l’étude des objets, et à l’interprétation des ruines qui jouent dans son livre un rôle important : le temple de Cacha, les débris de la fête de la citua, les fondations incaïques. Matérialité pure, intemporelle, comme est, intemporel, le langage qu’il emploie pour décrire les Incas. Dans les « Comentarios », la chronologie s’efface au profit de la permanence : « hacían », « decían », « creían ». Thomas More et Lluis Vives l’éclairent sur l’importance du travail : l’Inca est « amador de pobres », titre d’un texte de Vivès ; la Chine lointaine, évoquée par les missionnaires jésuites, prouve que la sagesse n’est pas nécessairement l’apanage des chrétiens. Toutes ces voix venues d’Europe, d’Afrique et d’Asie désenclavent l’histoire des Incas pour l’insérer dans un cadre universel, et les « quatre parties du monde » du Tahuantinsuyu se confondent ainsi avec celles du monde habité.
Rédigés par un Péruvien, inspirés de l’œuvre complexe d’un rabbin méditerranéen qui s’exprimait en toscan, nourris des auteurs les plus en vogue de l’humanisme du XVIe siècle mais aussi des auteurs classiques Jules César et de Suétone, ou des écrivains postérieurs comme Héliodore (qu’il affectionnait et où on retrouve également le culte solaire), les « Comentarios » furent publiés à Lisbonne sous les presses d’un imprimeur flamand, traduits en français, en anglais et en néerlandais, affublés de préfaces apocryphes au XVIIIe siècle, passés maintes fois au crible d’une exégèse appliquée, quasi talmudique. Les « Comentarios » sont un livre paradoxal, le premier à avoir été produit par un Américain pour un public universel, dans le dessein d’inclure le Pérou dans l’histoire universelle et d’en faire un modèle politique pour ses contemporains. Ni tout-à-fait fiction ni tout-à-fait histoire, les « Comentarios Reales » occupent une place unique dans les lettres en langue espagnole et inaugurent avec éclat la culture métisse américaine qui n’a pas cessé de briller depuis.
Carmen Bernand *
* Carmen Bernand es antropóloga, alumna de Claude Lévi-Strauss. Profesora emérita de la Universidad París X y miembro del Instituto Universitario de Francia. Autora de varios libros y destacada en otras actividades concerniente al mundo académico.