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Publié par VERICUETOS

Rencontre avec la nouvelle littérature latino-américaine au travers du Mexique, de l’Argentine et de la Colombie

*La Génération du Crack et la Transterritorialité*

par Adriana Laguna**

 

La langue et la littérature sont des matières vivantes, qui évoluent avec leur temps sous la plume des écrivains qui, quelques fois désenchantés du monde littéraire qui les entoure, décident de tenter de nouvelles expériences. Ils prennent ces éléments entre leurs mains, les façonnent avec passion et application, jusqu’à l’obtention d’une pièce maîtresse. Notre itinéraire littéraire commence alors par le masterpiece de La Generación del Crack. Elle regroupe les auteurs Mexicains Vicente Herrasti, Jorge Volpi, Eloy Urroz, Ignacio Padilla, Pedro Ángel Palou et Ricardo Chávez Castañeda, qui scellent les principes de leur mouvement dans le Manifiesto Crack en 1996. Tout comme le mouvement du Boom s’était en son temps émancipé de la tradition qui le précédait, le groupe du Crack en a fait autant. Excédés par une production littéraire « eurocentriste », qui abondait et visait à satisfaire les attentes d’un lectorat qui rêvait d’exotisme et de révolution, ils militent avec une prose aux antipodes de ce dernier : « “les romans du Crack ne sont pas des romans optimistes, roses, ou aimables”, ils se dédient auvertigeet à laschizophrénie”.»
Le Crack n’impose aucune thématique, désormais l’écrivain mexicain n’est plus « obligé » d’écrire sur le Mexique. Le style préconise un travail sur le langage, pour obtenir une syntaxe complexe ainsi qu’un enrichissement lexical. Par rapport au Boom où le style puisait dans le langage populaire et/ou érudit, le Crack emploie l’expression de la rue, avec également des mots anglais et le spanglish. Ce dernier est bien entendu la conséquence de la proximité du Mexique avec les États-Unis. La polyphonie due aux nombreuses occurrences narratives est de mise, ce qui d’emblée appelle à une lecture attentive. Parmi les mécanismes narratifs le Crack utilise le grotesque, l’ironie, l’absurde, l’humour et le burlesque. Il n’y a pas de contraintes spatio-temporelles. Une fois de plus, les auteurs ne sont pas redevables de leur « latinité », et s’autorisent à ancrer leurs récits loin de leur terre. Et c’est justement en cela que nous percevons la proposition du Crack comme étant novatrice. Les auteurs latino-américains de ce siècle n’écrivent plus exclusivement sur leur pays, leurs intrigues sont délocalisées, leurs personnages et même leurs héros ne sont pas forcément des latino-américains. Cette nouvelle tendance s’explique en partie par les nombreux voyages que font les écrivains aujourd’hui. Les départs à l’étranger se déclenchent, notamment, par le biais des bourses ou des postes diplomatiques qui leur sont proposés. Quelques exemples de cette mobilité internationale son l’auteur Álvaro Enrigue, qui a bénéficié de la bourse Dorothy and Lewis B. Cullman Center for Writers, de la bibliothèque publique de New York. Le Colombien Santiago Gamboa, quant à lui, a passé deux ans à Pékin pour le compte d’une maison d’édition espagnole, deux ans à Paris au sein de l’Unesco et deux ans en tant que conseiller culturel de l’ambassade de la Colombie en Inde. Á l’instar de ce dernier nous trouvons l’auteur Juan Gabriel Vásquez. Il a vécu et étudié à Paris, et plus tard, il a démangé en Belgique. Aujourd’hui il vit à Barcelone. Enfin, citons l’auteur Argentin Andrés Neúman. Il a fait une partie de ses études supérieures en Espagne, puis, devient enseignant à son tour à l’université de Grenade. Il partage sa vie entre l’Espagne et l’Argentine.
 
 
Cette mouvance internationale dans laquelle les auteurs latino-américains avancent de nos jours est due à la mondialisation. Cette ouverture au monde a comme conséquence, –heureuse ou malheureuse ?– le phénomène que S. Gamboa appelle la « transterritorialité » :
« Les écrivains colombiens écrivent sur leur pays évidemment, ce n’est pas interdit, mais désormais, ils écrivent sur l’Europe, ils écrivent des romans historiques […], philosophiques. Ils écrivent des histoires qui se déroulent n’importe où dans le monde. Il y a une transterritorialité très forte dans la littérature Colombienne, et c’est un phénomène visible dans toute l’Amérique latine. Le fait est que le monde a complètement changé. Le latino-américain n’a plus l’obligation d’être latino-américain dans les mêmes termes qu’il y a quarante ans. Il reste bien sûr un peu d’eurocentrisme : le lecteur européen en général a toujours voulu que l’écrivain latino-américain lui offre un certain produit. Produit façonné par les écrivains du Boom ; avec une dose d’exotisme, une dose d’évasion, un militantisme romantique avec Cuba et le Che Guevara. Beaucoup d’auteurs écrivent en pensant aux lecteurs européens et par conséquent ils écrivent en satisfaisant les stéréotypes que le lecteur européen a sur l’Amérique latine. Dans ma génération, cela ne se fait plus. Nous nous sentons plus libres d’écrire n’importe quelle expérience, de vivre n’importe quelle vie et d’aller n’importe où dans le monde, et puis de mettre tout cela sur la table de travail. »
Aussi bien Hypothermie que Les Amants de la Toussaint s’inscrivent dans cette nouvelle tendance de liberté. Enrigue déploie ses intrigues entre le Mexique, les États-Unis et le Pérou, et Vásquez entre la Belgique et la France. D’un point de vue formel, ils répondent également à l’esthétique de cette génération. L’anthologie du Mexicain est notamment, parsemée des mots anglo-saxons et français, « l’écriture est éclatée […] la narration est non linéaire […] C’est ironique, efficace et merveilleusement écrit […] », déclarait au sujet d’Hypothermie le traducteur et journaliste Santiago Artozqui, dans sa rubrique de La Quinzaine littéraire (2012). La prose d’Enrigue est un véritable défi. La complexité de ses phrases renchérie par un lexique abondant et les jeux entre « je » et « il », vous font perdre tout repère au moindre égarement. Ses histoires sont touchantes, amusantes, intelligentes et n’évoquent que très discrètement quelques poncifs dont nous parlions précédemment. Juan G. Vásquez emploie lui le français et en moindre mesure l’anglais.
Deux univers gravitent aujourd’hui autour du panorama littéraire latino-américain : celui de la nouveauté, où nous retrouvons les auteurs du Crack, Gamboa, Vásquez, Enrigue, Neúman  et bien d’autres, et celui des auteurs qui choisissent de rester près de la tradition, de leur « Pachamama » (la terre mère). L’ensemble n’est pas incompatible bien au contraire, il est complémentaire. Ce croisement œuvre à sublimer et à enrichir l’offre littéraire par l’ouverture d’une double perspective. Les lecteurs ont désormais le choix entre tradition et nouveauté, mais selon nous, leur curiosité va les pousser à (re)découvrir les deux univers.
 
La narrative de la mémoire : jusqu’où j’irais si ?
 
Il y a en Amérique latine une très grande tradition de la littérature de la mémoire, c’est indéniable, surtout en Argentine (dans nos choix de pays). À partir du moment où il n’y a eu plus de censure, ni de peur de représailles, les romans « dénonce-exutoire » ont envahi les rayons des librairies non seulement en Amérique latine, mais également en Europe. Dans le magazine Transfuge (2014) Laura Alcoba, auteur franco-argentin, signalait à propos de cette production : « certains romans ont abordé cette période de manière parfois un peu trop démonstrative et didactique, risquant de tomber dans l’impasse d’une nouvelle histoire officielle.» Au cours de notre conversation, L. Alcoba nous a fait part d’une approche désormais plus « humaine, se recentrant beaucoup plus sur l’individu ». Une proposition qui soulève des interrogations telles que : jusqu’où peut-on aller sous l’emprise de la peur ? Comment la lâcheté gouverne-t-elle nos actes ? Il ne serait plus question de s’attarder sur le collectif ou sur des faits matériels, mais de se poser des questions concernant des agissements individuels face à une certaine situation. La nouveauté serait donc à ce niveau là ? Une littérature qui semblerait plus universelle, posant des questions sur la nature profonde des êtres et de leurs actes face à l’adversité. Afin d’illustrer ses dires, L. Alcoba nous a dirigé vers l’écrivain Argentin Leopoldo Brizuela et son roman Nuit recommencée. Selon elle, il représente très bien cette nouvelle littérature.
« Nuit recommencée, c’est une interrogation profonde du passé. Brizuela essaie d’explorer dans cette histoire récente qui est encore, par certains aspects obscure, tout ce que l’on préférerait oublier ou occulter : la lâcheté, la compromission, la peur…Son roman est représentatif d’une nouvelle étape qui s’est ouverte il y a quelques années déjà. À mon sens, les romans les plus réussis, qui s’inscrivent dans cette démarche, font bien plus que révéler l’histoire argentine récente : en explorant les sources mêmes de la violence et de la peur, c’est l’humain que Leopoldo Brizuela interroge. »
Pendant notre dialogue avec Claire Duvivier, l’une des directrices de la maison d’édition Asphalte (Paris), il a été question d’un autre aspect novateur de cette prose par rapport à celle de la tradition :
« Il y a effectivement aujourd‘hui des textes qui se dédouanent complètement du traitement traditionnel, qui partent dans d’autres directions. Par exemple, dans son roman Les taupes, Félix Bruzzone part de l’histoire des disparus et fait quelque chose de totalement nouveau : une quête d’identité sexuelle et familiale. Il traite le thème des disparus, mais d’une manière complètement autre. »
Ainsi, les créations littéraires qui incarnent cette tendance ne seraient plus assujetties aux vieux carcans, mais les l’utiliseraient comme toile de fond. Le lecteur n’est plus face à une histoire déjà racontée des milliers de fois, mais face à un ensemble de motifs actuels (quête initiatique, recherche d’identité, relations familiales, adolescence, etc.), explorés sous un angle plus humain, plus universel et neutre, pouvant s’adresser à un lectorat international.
 
La famille : qui suis-je ? d’où viens-je ?
 
Lorsque nous parlons de famille, nous ne faisons pas allusion à une nouvelle esthétique mais plutôt à une tendance. Selon nous, elle viserait à mettre les liens familiaux au centre des créations littéraires, en réponse peut-être aux malaises de nos sociétés modernes. Anne-Marie Métailié, directrice de la maison d’édition Métailié (Paris) partageait notre hypothèse :
« Dans les bouleversements que connaissaient les villes qui deviennent des mégalopoles, il y a une dilution des valeurs traditionnelles de la société et une création de secteurs marginaux. Il y a plus de conflits et de violence. Le Mexique n’est plus La Región más transparente... Aujourd’hui c’est complètement différent […] mais c’est un phénomène mondial. Il y a un moment de repli sur soi, sur l’ego, sur les relations familiales, pour oublier un peu. Pour se protéger d’une atmosphère, d’une ambiance, d’un réel trop agressif […] c’est une façon de tenir à distance ce monde trop agressif. »
Le roman Parler seul d’Andrés Neúman est totalement en accord avec notre postulat. Il décrit, l’espace d’une virée aux allures de voyage initiatique entre un père moribond et son fils de dix ans, des paysages typiques argentins, loin de toute substance rappelant des conflits politiques et/ou sociaux. Le roman se centre sur les sentiments des personnages ainsi que sur leur interaction : la candeur et l’émerveillement du petit garçon (Lito), le plaisir et la culpabilité de la mère (Elena), ainsi que l’impuissance et la résignation du père (Mario). Nous ne saurons de quoi le père est mort. Contrairement à la tradition de la littérature « de la maladie », où les patients et leurs maladies sont les personnages principaux, dans Parler seul, l’affection du père est privée d’identité. Cette métaphore montrerait la volonté de l’auteur, non pas de vouloir ignorer les maux de nos sociétés, mais de les amoindrir, afin que les choses essentielles – les instants vécus en famille et la transmission du père au fils – puissent prendre leur place véritable. D’autre part, le rôle de Mario s’attenue sous les agissements « anti-éthiques » du personnage d’Elena. En plus de son adultère, elle ose signifier du mépris envers son époux :
« […] parfois le corps de Mario me dégoûte. J’ai autant du mal à le toucher […] sa peau parcheminée. Sa silhouette osseuse. Ses muscles ramollis Sa calvitie soudaine. Je m’étais préparée à ce qu’on vieillisse ensemble, mais pas ça. Pas à m’endormir aux côtés d’un homme de ma génération pour me réveiller auprès d’un vieillard.[…] Que je ne désire plus. » 
Cette attitude, probablement critiquée, relèverait d’une certaine lucidité et détermination universelle : celle de s’autoriser à vivre – même si c’est à travers des pulsions si primitives que le plaisir– et ne pas s’anéantir face à une adversité inexorable. Tout aussi remarquable que l’histoire, est la façon dont elle est racontée. Il y a trois narrateurs qui parlent à voix haute et de temps en temps ils se baladent dans les pensées des personnages. Elena utilise en plus l’intertextualité. Il n’est pas rare de rencontrer, mêlées au texte, les voix de Virginia Woolf, Margaret Atwood, Hemingway, et bien d’autres. Le lecteur est face à un roman polyphonique, où les frontières entre l’oralité et la conscience s’évaporent, une lecture attentive est donc sollicitée. Les différents narrateurs déploient un lexique très riche, et contrairement aux ouvrages du Colombien et du Mexicain, il est presqu’exempté de mots étrangers. Parler seul est pour nous un roman novateur, aussi bien par le traitement qu’il donne à son personnage secondaire, le faisant devenir le personnage principal, que par la façon dont l’histoire d’une fin de vie se mue en synonyme de courage et d’espoir sans pour autant faire du héros un martyr.
Dans son anthologie Álvaro Enrigue consacre un chapitre à la famille, il s’intitule : Scènes de la vie familiale. Il dépeint des personnages exilés qui se remémorent souvent, loin de chez eux et avec mélancolie, leur vie passée dans leur pays d’origine. Le narrateur de la nouvelle Journal d’un jour de calme se laisse emporter, l’espace d’un instant, dans un souvenir lointain. Il se rappelle comment, lors d’un week-end à la mer avec ses parents et la fratrie, « nous en profitions […] jusqu’à plus soif. » Trois jours ne semblaient pas être suffisants pour un tel bonheur. Lorsqu’il quitte sa réminiscence, il constate avec désillusion qu’« aujourd’hui c’est différent. » Le désenchantement se confirme ensuite par les comparaisons incessantes et sur un ton critique, entre les vacances selon la conception mexicaine et les vacances selon la conception nord-américaine, la mexicaine étant la préférée du personnage. Un peu plus loin dans la nouvelle Père, le protagoniste réveillonne dans sa belle famille en Caroline du Nord. Il passe l’essentiel de son temps à écrire (par mail) à son père resté au Mexique. Il lui raconte avec minutie la soirée et lui parle de ses petites filles. Il est en proie à la mélancolie, à cause de l’éloignement et la particularité de la date.
« Il savait qu’il imprimait ses messages et qu’il les apportait chez lui, pour les lire à voix haute à sa mère, et qu’il rêvassait pendant des jours devant les paragraphes consacrés aux progrès de ses petites-filles. »
Álvaro Enrigue emploie le motif des liens familiaux pour rappeler que, dans une société changeante et vorace, où la perte de repères et d’identité survient très vite, seule la filiation à ces valeurs peut permettre aux individus de ne pas oublier d’où ils viennent et qui ils sont. Dans le même temps, les réminiscences familiales des récits servent de port d’attache à l’identité des textes. En effet, nous avons constaté que la production littéraire du XXIe siècle, de par son ouverture internationale (des histoires délocalisées remplies de mots étrangers), perdrait légèrement de son identité latino-américaine. La rattacher au continent par le biais d’un motif aussi légitime que celui de la famille, lui permettrait de ne pas être dénaturalisée.
 
Cet article n’est qu’un échantillon de certaines nouveautés narratives présentes dans les lettres latino-américaines aujourd’hui, et grâce auxquelles, la métamorphose de l’imaginaire et de l’image du continent se poursuit. Tous ces mécanismes, de par leur universalité et leur modernité, éveillent la curiosité du monde éditorial et littéraire. Ce n’est pas une coïncidence si des pays comme le Mexique, le Brésil ou l’Argentine ont été les invités d’honneur des événements primordiaux (en-dehors de l’Amérique latine) tels que, le salon du Livre de Paris, la Frankfurt Book Fair, la Bologna Children’s Book Fair o la London Book Fair. La littérature latino-américaine du XXIe siècle est à l’image de son continent, ouverte au monde et en plein essor.
A. Laguna
 

 

 

Présentation d'Adriana Laguna :
Je suis née à Bogotá (Colombie) et habite à Paris depuis dix-neuf ans maintenant. Récemment diplômée en Master édition et communication je travaille actuellement en tant qu’éditrice. L’article ci-dessus est un extrait du mémoire de recherche que j’ai effectué pendant ma dernière année d’études. Mon propos était de faire la lumière sur les nouveaux mécanismes narratifs présents dans la littérature latino-américaine de ce siècle et d’analyser leur impact dans l’univers de l’édition française. Je m’intéresse à la littérature intelligente, innovante, s’affranchissant des carcans classiques, proposant des voyages audacieux vers des destinations inouïes, avec des personnages atypiques, loin des clichés « déjà lus ». Une prose capable d’être personnelle et universelle à la fois.
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