LA CHUTE DES CORPS
***por Maritza Buendía***
Traduction de l’espagnol: Nathalie Ghyoot
C’était l’automne, les feuilles des arbres tombaient comme une pluie de papier, fine et délicate, feuilles fragiles au contact de l’air ou du piétinement des enfants. Le jaune, l’ocre, le marron et l’orange semblaient tisser un tapis tout le long des rues, gommant leur aspect si dur. Le village était drapé dans couverture colorée,composée de petits fragments de couleurs, une couverture enveloppante. Si quelqu’un ouvrait sa porte, immédiatement les feuilles s’engouffraient dans le hall, dans les chambres. Il était inutile d’essayer de les enlever, le vent déplaçait la couverture, d’un côté à l’autre. Avec autant de va-et-vient, les rues avaient un air de bout de mer, une mer bronzée recouverte de vagues fragmentées, sentant le sel et le poisson, parfumées par le sexe de la femme.
Car les émanations de l’homme ne sont pas si pénétrantes. Non : c’était la fragrance versée par la femme, la femme satisfaite par son homme, le village entier était enveloppé dans le parfum de son sexe, bordé par son goût.
Qui étaient-ils ? D’où venaient-ils ? Pourquoi sont-ils arrivés là ? De l’homme et de la femme, jamais personne n’a pu le dire, ni même s’imaginer le motif de leurs actes, l’explication de leur comportement, et plus les années passaient, plus les versions se contredisaient. Que l’homme avait la peau foncée, qu’il était fort comme du chocolat noir, si foncée que sa peau reflétait certaines tonalités vertes, couleur olive. La femme était blanche, comme le sucre raffiné ou le lait frais. Qu’il avait l’habitude de promener ses amantes de ville en ville et de village en village, et que celle-ci était son élue du moment. Ou encore, qu’elle était harcelée par un mari jaloux et par deux enfants abandonnés, que c’était lui le coupable. Ou qu’ils étaient tous deux les victimes d’une grande tragédie : la mort de son nouveau-né, la faillite d’une affaire, une expulsion, la persécution des créanciers. Bien qu’ils n’aient jamais laissé paraître d’inquiétude, les gens murmuraient autour d’eux. Que l’homme n’avait plus la peau foncée: pas blanc non plus, ni noir, mais café au lait. La femme oui, noire, très noire, une déesse africaine baignée de soleil.
La vérité c’est que l’homme et la femme n’ont jamais parlé. Ils sont apparus un jour d’automne, et de la façon la plus naturelle et illogique qui soit, ils se sont installés dans l’une de ces maisons sur le point de s’effondrer et dont personne ne sait plus à qui elle appartient. Ils ont marché longtemps avant d’y arriver, venant d’on ne sait où. Et ce même jour, quand ils ont poussé la porte, ils ont fait l’amour. On dit qu’ils n’en avaient rien à faire de la saleté, ni de la poussière, ni des toiles d’araignées, et de la sècheresse, ses lèvres à lui ressemblaient à deux pruneaux, et qu’elle a failli s’évanouir plusieurs fois, malade et sous-alimentée après tant de jours sans manger. On dit qu’ils n’ont même pas bu, ni pris le temps de se rafraichir : le désir les consumait de l’intérieur, jusqu’à la moelle, jusqu’au délire.
On dit que leur première rencontre dans cette maison a été timide comparée aux suivantes : ils ont à peine osé enlever les planches de bois qui fermaient les fenêtres et ils se sont couchés sur les centaines de feuilles qui se sont engouffrées comme une vague. Et tout comme la première fois, ils ont tous les deux fermé les yeux, indifférents aux premiers passants de l’aube et aux cris de surprise de ceux qui les ont découverts.
On dit qu’eux seuls pouvaient faire l’amour avec tant de violence, comme des animaux qui se vautrent, qui s’étouffent avec leur proie, et que longtemps après certains ont essayé de leur imiter, en vain. Et c’est que l’homme, en léchant les seins de la femme, faisait de la rondeur de la matière pour sa bouche, comme si au lieu de chair il avalait du flan, alternant son goût entre le velours des cuisses, la pulpe du ventre et le citron des aisselles.
On dit que très vite l’homme et la femme se sont fatigués de leur enfermement artificiel : un amour comme celui-là ne peut se réduire à un espace. Quelqu’un les a vus ? Ce n’est pas certain. Entendus ? L’anxiété de leur corps était une chose hilarante, comme le rire : exhiber son amour au travers des fenêtres ouvertes n’était pas suffisant, l’enfermement leur donnait la migraine. Ils n’ont donc pas tardé à en être convaincus : à eux les rues, pour accroître leur étreinte.
Ils n’ont pas eu besoin de draps ou de lit, ni d’aucune petite commodité ou richesse : pas de crèmes, ni de lotions, ni de déodorants. Pour elle une robe. Pour lui, un pantalon.
Certains racontent qu’ils faisaient l’amour pendant la journée, en plein soleil, avec les rayons du soleil sur le visage. Qu’elle ne cessait de sourire et que son visage était comme un tournesol ouvert qui suivait la trajectoire de son homme. D’autres racontent qu’ils faisaient l’amour pendant la nuit, sous la fraicheur de la lune, sous sa clarté. Et qu’ils ne s’embrassaient que dans la pénombre.
Mais pour le reste, presque toutes les versions coïncident : leur première fois dans la rue s’est passée juste en face de la maison abandonnée, intimidés, peut-être, par la réaction des gens. Mais il ne s’est rien passé. Cette première fois, la femme s’est couchée sur les feuilles (chaudes si c’était le jour, et humides si c’était la nuit). L’homme a à peine soulevé la robe jusqu’au dessus des genoux. Il était inutile de retirer leurs vêtements. Elle a seulement gardé les jambes surélevées pour mieux le recevoir, lui a juste ouvert sa braguette. Ils n’ont presque pas bougé : de temps en temps on percevait un léger frémissement dans les hanches de l’homme.
Le peu de gens qui les ont vu ont douté ou, tellement surpris, n’ont même pas pu les voir : étaient-ce des ombres en train de copuler ou des animaux collés l’un à l’autre ? Des enfants ? Et par instinct ou par trouble les gens se sont caché le visage avec les mains, s’éloignant rapidement, comme si la vision était insupportable, craignant la contagion d’une quelconque maladie. Trouver un homme dans une femme ce n’est pas quelque chose de commun : on ne voit pas tous les jours deux corps paralysés dans la rue.
Ce jour-là, ou cette nuit-là, elle a enlevé ses chaussures, et il a fait de même. A partir de ce moment-là, les gens ont commencé à les regarder : Qui étaient-ils ? D’où venaient-ils ? Pourquoi sont-ils arrivés là ?
Et l’homme et la femme ont marché pied-nus dans les rues, sans pratiquement se blesser. Seules quelques éraflures. Ils marchaient de différentes manières : quelques fois c’était elle devant, tantôt c’était lui, et aucun des deux ne se retournait jamais pour s’assurer que l’autre était tout près. Ils ne se prenaient pas les mains.
Les plus aventureux ont affirmé que l’homme et la femme était des fantômes, des âmes en peine, apparus là parce que leur chemin était terriblement long et exténuant, et qu’au lieu de marcher sur les feuilles ils flottaient au-dessus d’elles, et que les milliers de feuilles intactes étaient là pour le démontrer. Et que pour les libérer de leur poids, il suffisait de les asperger de quelques goutes d’eau bénite. Contrairement à ce qui s’était produit à d’autres occasions, la rumeur qu’un couple d’exhibitionnistes ou de fantômes ou de fantômes exhibitionnistes était arrivé au village, ne s’est répandue qu’assez lentement. Comme si le village était responsable d’un secret, de quelque chose au-delà de ses forces et de sa vie quotidienne, et qu’il préférerait se garder de tout commentaire. La fusion de ces êtres les apeurait et, décontenancés, ils ont choisi le silence. Péché ? Punition ? Douleur ? Impossible à prédire. Et c’est que l’homme et la femme n’avaient pas toujours l’air heureux.
Après quelques jours, l’homme et la femme se sont aventurés dans d’autres rues, leurs sexes palpitants sous leurs vêtements. Marchant et forniquant, forniquant et marchant. Ils l’ont fait à tous les coins de rue qui leurs semblaient bons : en face de la poste, à côté de l’école, à l’entrée du cinéma, à la sortie de l’église. Lui au- dessus, elle en-dessous. Lui incontrôlable, elle paisible. Lui hors d’haleine, elle criant. Et les jambes tremblantes et confondues. Et les yeux ouverts. Et les mains qui griffent. Et les hanches. Et les gens qui ne veulent pas voir, occultant leur étonnement avec un désespoir grandissant.
N’existaient-ils vraiment pas ? Etait-ce vraiment des fantômes ?
Après deux semaines l’inévitable est arrivé.
Une fillette de seize ans, avec son uniforme d’écolière tout neuf, rentrait chez elle. Elle devait traverser la place principale. Absente, pensant peut-être à ses devoirs d’école ou à ce qu’elle devait faire pour ses jeunes frères et sœurs, elle a cligné plusieurs fois des yeux avant de se les frotter : qu’est ce que c’était ? Deux corps ? Un seul ? La fillette s’est approchée peu à peu du centre de la place. Deux corps, pas d’hallucination ni de fantômes, deux corps l’un au-dessus de l’autre, tournant interminablement sur eux-mêmes. Elle reconnu les mouvements : il y a quelques semaines son petit copain la emmenée jusque dans les salles de classes les plus reculées de l’école et l’a couverte comme l’homme couvre la femme.
Se frottant les yeux, la fillette s’est approchée autant que possible sans détourner le regard, se languissant de vouloir toucher ces deux corps, de percevoir dans sa main la chaleur, de les imiter. Et juste quand elle a découvert que l’homme et la femme l’observaient, ses livres lui glissèrent des mains et, devant sa maladresse, elle a commencé à rire la bouche ouverte, dévoilant ses rangées de dents.
Certains disent que le rire de la fillette était joyeux, comme le chant d’une colombe, d’autres que son rire résonnait comme un cri, comme si quelqu’un l’étranglait. On dit que le rire, le cri, est retombé sur tout le village et que les gens se sont immédiatement précipités sur la place pour voir ce qu’il s’y passait.
Enfants, jeunes, adultes, personnes âgées, un à un les habitants du village se sont rassemblés sur la place, autour de l’homme et de la femme, le rire ou le cri dans leurs oreilles, contemplant la fillette paralysée devant les corps. On dit que ceux qui n’arrivaient pas à voir sont montés sur les bancs, et que d’autres ont grimpé aux arbres : ce n’est pas tous les jours que l’on voit un homme dévoré par une femme. Et ce n’est pas qu’ils faisaient quelque chose de différent aujourd’hui, peut-être ont-ils juste perfectionné quelques mouvements et effectué quelques va-et-vient avec plus de douceur, alternant leur rythme avec celui de la mer de feuille. Il était illusoire de vouloir distinguer lequel des deux poussait, était à l’intérieur, était dedans : tous deux se sont enfoncés dans une brise lente et séductrice qui émanait du plus profond de leurs os.
On dit que la première à se dévêtir fut la fillette. Que rapidement elle s’est débarrassée de son uniforme et qu’elle a défait le premier pantalon qu’elle a eu sous la main, pour ensuite se coucher sur les feuilles. Qu’elle a été la première et qu’immédiatement après les autres l’ont imitée, se soumettant à leur propre exigence. Pantalons, chemises, blouses, jupes, chaussures, ceintures se sont accumulés et il était seulement possible de contempler la chute des corps : corps tombant les uns au dessus des autres, comme une pluie de feuilles. La contorsion des hanches, l’entrelacement des jambes. Les mains des feuilles. L’écrabouillement. Les doigts des feuilles. La pression.
Les corps (les feuilles) tombaient comme des goutes d’eau pour alimenter la mer, le manteau de couleurs : le jaune, l’ocre, les innombrables marrons et la grande variété des tons orangés semblaient tisser un tapis d’or et de roses, avec du blanc. Les corps propres, lavés, sans pudeur, semblables aux feuilles.
Une couverture compacte a recouvert le village pendant un instant. On dit qu’il était impossible de se retenir, que l’odeur salée de la femme était extrêmement pénétrante, que tous les corps étaient occupés par son goût et que, tous attendaient le final : s’unir dans la chaleur d’une étreinte unique, ouvrir les bouches et les sens en une seule caresse. On dit que c’est seulement alors que l’homme a refermé les yeux, et que d’une main il a fermé ceux de la femme. Et que le jour d’après, quand les habitants du village se sont réveillés et qu’ils ont ouvert les portes de leur maison, ils ont découvert l’automne à l’arrivée de l’hiver.
Traduction de l’espagnol: Nathalie Ghyoot